La baleine sous toutes ses formes (1/2)

Moby Dick

de Herman Melville

Traduit par Jean Giono, Lucien Jacques et Joan Smith

Éditions Folio

731 pages

Une note de lecture pas comme les autres

Je vous épargne un énième résumé et/ou avis de ce classique incontournable (que j’ai pourtant réussi à éviter un petit paquet d’années). J’ai donc lu ce mastodonte et j’ai vu passer les chapitres 55 à 57 dans un état de grande frustration, car Melville y décrit les diverses représentations de la baleine dans les arts et ses commentaires sont parfois si cinglants que ça m’a donné envie de fouiller un peu pour voir toutes ces images.

Voici donc les résultats de ces recherches. Tout n’y est pas, mais c’est amusant de reprendre certains passages en regard de l’image. Dans un premier temps, attardons-nous sur le chapitre 55. Les 56 et 57 seront dans le billet suivant.

Des monstrueuses peintures de baleines

« Or, de beaucoup, l’image la plus ancienne qui existe ayant la prétention d’être celle de la baleine se trouve dans la fameuse caverne-pagode d’Elephanta, aux Indes. […] La baleine hindoue en question est dans un compartiment séparé du mur qui dépeint l’incarnation de Vishnou sous la forme du léviathan, doctement connu comme le Matse-Avatar. »

 

« … ; il n’a pas mieux réussi que l’Hindou antédiluvien. C’est par Le Guide, le tableau représentant Persée sauvant Andromède du monstre marin ; autrement dit, de la baleine. Où Le Guide a-t-il pu trouver le modèle d’une créature aussi étrange ? »

 

« Hogarth ne fit pas mieux en peignant sa propre Descente de Persée. L’énorme masse du monstre hogarthien ondule à la surface, tirant à peine un pouce d’eau. Sur son dos est une sorte d’écubier, sa bouche distendue, munie de défenses entre lesquelles roulent les vagues, pourrait être prise pour le portail des Traîtres qui mène de la Tamise à la Tour. »

 

« Il y a aussi les baleines de Sibbald, le vieil Écossais ; et la baleine de Jonas telle qu’elle est figurée dans les gravures des anciennes bibles et dans les vieux livres d’école. Mais que peut-on en dire ? »

 

« La Nature animée, de Goldsmith. Dans l’édition londonienne de 1807, il y a des planches d’une soi-disant ‘baleine’ et d’un ‘narval’. Je ne veux pas paraître grossier, mais cette déplaisante baleine a bien l’air d’une truie amputée ; quant au narval, un seul regard suffit pour qu’on s’émerveille de ce que, dans notre XIXe siècle, un tel hippogriffe ait pu passer pour vrai auprès de n’importe quel public d’écoliers intelligents. »

 

« En 1825, Bernard Germain, comte de Lacépède, un grand naturaliste, a publié un livre spécial et scientifique sur les baleines, dans lequel on trouve plusieurs gravures représentant diverses espèces de léviathans. Non seulement toutes sont incorrectes, mais à voir ces images du Mysticetus ou Baleine du Groenland, un homme nommé Scoresby, ayant une grande expérience de ces espèces, a déclaré qu’elles n’avaient point leurs pareilles dans la nature. »

 

« Le comble de la maladresse est réservé au scientifique Frédéric Cuvier, frère du fameux baron. […] Avant de montrer ce portrait à n’importe quel Nantuckais, vous ferez bien de tout préparer pour un prompt départ de Nantucket. En un mot, le cachalot de Frédéric Cuvier n’est pas un cachalot, mais une gourde. »

 

Faisons une pause sur cette remarque percutante. Voilà qui donne matière à réflexion (et ricanement), non ? Un second billet suivra et détaillera les exemples des deux chapitres suivants.

Et d’ici là, vous pouvez aussi écouter le feuilleton FC consacré à cette œuvre :

L’Homme gribouillé

L’Homme gribouillé

de Serge Lehman & Frederik Peeters

Éditions Delcourt

328 pages

J’avais par le passé beaucoup apprécié la série Lupus de Frederik Peeters, et je découvre Serge Lehman dans ce titre paru en 2018.

La BD est assez épaisse (en général, c’est un détail qui me plaît) et tout en noir et blanc. Elle nous présente Betty, jeune femme qui élève seule sa fille ado Clara. Le temps de travaux chez elle, elles se sont toutes les deux installées chez sa mère, Maud.

Tout commence quand cette dernière fait un AVC et qu’un mystérieux Max aux allures étranges se présente à son appartement pour réclamer un paquet qui lui serait dû. C’est alors le début d’une enquête menée par les deux jeunes femmes pour comprendre qui est ce fameux Max et ce qu’il veut. En cours de route, elles vont aussi découvrir tout un pan de vérité sur la grand-mère, Maud, et sur l’histoire ancestrale de leur lignée.

J’ai beaucoup aimé l’expressivité des visages des deux protagonistes qui est très engageante.

Aussi, un détail qui m’a plu, c’est la notion d’atmosphère que l’on retrouve par une succession de cases où l’on ne voit qu’un paysage embrumé ou une ville sous la pluie par exemple.

Bref, le dessin est réellement immersif.

Parmi les thématiques abordées, j’ai relevé la vulnérabilité de l’héroïne, Betty, qui est régulièrement touchée par des crises d’aphasie, ce qui donne un certain relief à son personnage, et en outre prendra tout son sens au fil des pages. Ensuite, il y a ces histoires de famille, de femmes, et de solidarité féminine qui, même si elles ne sont pas forcément très approfondies, restent présentes dans l’œuvre.

L’intrigue, elle, m’a bien plu, même si par moments, le basculement dans le surnaturel est si brutal qu’on a un peu de mal à y croire. Il y a une vraie amplitude chronologique dont on découvre divers détails au fur et à mesure des pages.

Ce fut donc une bonne lecture BD pour moi : un univers dans lequel on se plonge avec plaisir pour se laisser emporter dans une intrigue qui ne nous mène pas forcément là où on s’y attendait.

 

D’autres avis :

Réenchanter la bande dessinée sur l’excellente revue Carbone

Dans la bédéthèque idéale de Télérama

Chez Brize qui a pas mal aimé aussi

Le site dédié à l’ouvrage où quelques chapitres sont en accès libre

 

Une année qui commence sous le signe de l’Inde

 

En ce début janvier, les vœux sont de rigueur. Très belle année à vous, chers lecteurs !

 

Pour en revenir à nos moutons traductifs, ce fut une semaine de reprise en douceur. C’est fou comme une déconnexion réelle permet de recharger les batteries. Parmi les choses faites cette semaine :

 

Traduction

– J’entre dans un rythme de croisière pour mon roman de SF indienne. Je suis toujours bluffée par la richesse de la langue et la profondeur de l’intrigue. Pour l’instant, je me laisse la liberté du premier jet qui consiste à laisser quelques questionnements de côté afin d’y répondre de manière plus assurée une fois le premier jet terminé. Notamment, ce texte contient beaucoup d’expressions figées et de néologismes. L’heure est donc aux choix provisoires que je trancherai dans une phase ultérieure.

– Bien avancé la relecture de la dernière nouvelle du recueil de fantasy historique. La fin est proche.

 

Et le reste !

Allez, début d’année oblige, voici quelques nouvelles habitudes que j’espère réussir à pérenniser en 2019. Et ce qui est bien, ce que presque tout peut être rattaché à mon travail de traduction, tout sert à quelque chose :

Je pratique de nouveau régulièrement la méditation et cela fait un bien fou. Serait-ce une coïncidence ? Je crois que ma capacité de concentration sur mon travail s’est améliorée au passage. Pourvu que ça dure !

 

L’apprentissage du hindi. J’avais suivi une première année de cours du soir à l’Inalco et j’ai toujours autant envie d’apprendre cette langue, mais j’ai manqué de temps pour poursuivre. Je reprends donc à présent tout doucement, avec de petites sessions d’une quinzaine de minutes par jour. Ça aussi ça fait du bien : prendre le temps de tâcher de comprendre une langue qui a un autre alphabet, se structure très différemment de la nôtre. Ça permet de prendre du recul et de relativiser pour attaquer les choses sous un nouvel angle.

 

Écrire plus. Je parlais du NaNo en novembre, et je n’ai pas l’intention de m’arrêter en si bon chemin. Conséquence directe sur ce blog, je pense partager quelques notes de lecture au fil des semaines. Ce ne seront pas forcément des articles très longs ou fouillés (ni réguliers), mais juste un moyen de tenir compte des ouvrages lus et des impressions de lecture au fur et à mesure. L’écriture est un excellent exercice pour affiner sa sensibilité littéraire et donner un supplément d’âme aux traductions.

 

Agenda

– Janvier est plutôt calme pour l’instant. Je n’ai relevé que la Nuit de la lecture qui aura lieu le 19 janvier.

 

Lien du moment

– La SGDL a mis à la disposition des auteurs un modèle de note de droits d’auteur pour 2019. Cette année, il y a tant de changements à tant de niveaux (cotisations Agessa, passage à l’Urssaf, prélèvement à la source) qu’il vaut mieux s’accrocher et essayer de suivre de près.

 

Merci de m’avoir lue jusqu’ici, bonne semaine !

Prix Caillé 2017, mes impressions

Ce que j’aime dans les cérémonies de remise du Prix Caillé de la traduction, c’est qu’on y fait toujours la part belle aux œuvres. Les jurés prennent le temps de nous évoquer tous les finalistes et ils lisent des extraits de chaque roman. C’est toujours un moment riche en découvertes qui piquent ma curiosité.

Cette année, c’était à la Fondation des États-Unis de la Cité universitaire que nous étions conviés. La cérémonie s’est déroulée dans une grande salle ornée de majestueuses fresques art déco qui ont toute une histoire.

Avant de vous parler des livres, je précise que la remise du Prix Caillé s’intègre à ce que l’on appelle la « Soirée SFT », qui donne l’occasion au Syndicat de faire un point sur les réalisations passées et les perspectives pour l’année à venir. Un peu comme à l’AG, mais en format très très light.

En préambule, Fayza El Qasem, la directrice de l’ESIT a prononcé quelques mots parmi lesquels j’ai retenu sa citation de Paul Ricœur concernant

l’ « hospitalité langagière » où « le plaisir d’habiter la langue de l’autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole de l’étranger ».

Ces phrases me restent en mémoire et me poussent à ajouter son ouvrage Sur la traduction à ma liste à lire.

Au cours de cette soirée, j’ai pu découvrir la publication d’un Florilège de la revue Traduire qui fête ses 65 ans : compilation des articles « coups de cœur » du comité de rédaction de la revue, comme nous l’a joliment présenté Elaine Holt.

Par ailleurs, Laurence Cuzzolin nous a fait découvrir le projet « 70 ans de SFT 70 portraits de traducteurs » qui semble tout bonnement passionnant. Coup de projecteur sur les figures de l’ombre que nous sommes au fil des questions qui ont souvent donné lieu à de longues réponses qui valent le détour. Ce qui me donne envie de dire un très grand merci à la SFT pour tout ce qu’elle fait pour notre profession.

Nous en sommes ensuite venus aux livres.

[Le saviez-vous ? Le prix Caillé a désormais son propre site Internet.]

Cette année, les finalistes étaient au nombre de sept :

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Étienne Gomez, pour sa traduction de l’anglais (États-Unis) de Meilleur ami/Meilleur ennemi de James Kirkwood, aux Éditions Joëlle Losfeld

Caillé3

Loïc Marcou, pour sa traduction du grec de Le Crime de Psychiko, de Paul Nirvanas, chez Mirobole éditions

Caillé5

Anita Rochedy, pour sa traduction de l’italien de Le Garçon sauvage, carnet de montagne, de Paolo Cognetti, aux Éditions Zoé

Caillé6

Natacha Ruedin-Royon, pour sa traduction de l’allemand de L’Île, d’Ilma Rakusa, aux Éditions d’en bas

Caillé7

Théophile Sersiron, pour sa traduction de l’anglais (États-Unis) du Contorsionniste, de Craig Clevenger, aux éditions Le Nouvel Attila

Je dois avouer que celui qui a le plus retenu mon attention est Le Contorsionniste, qui apparemment est un véritable phénomène aux États-Unis. Selon l’éditeur, le roman a remporté un tel succès que les producteurs de cinéma ont non seulement acheté les droits, mais aussi le copyright du nom du personnage principal, interdisant à Clevenger de le réutiliser par la suite. Autre ajout à ma liste à lire.

Une mention spéciale a été décernée à :

Michelle Ortuno, pour sa traduction de l’espagnol de Baby spot, d’Isabel Alba, aux éditions La Contre Allée

Dans cet ouvrage, c’est un garçon de douze ans vivant dans la banlieue de Madrid qui parle. Et en effet, pour en avoir parcouru les premières pages, je ne peux qu’imaginer le tour de force que cela a dû être de transposer un langage si oral et familier dans un français qui fonctionne à son tour. Félicitations à Michelle Ortuno.

Et le prix 2017 a été attribué à :

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Carole Fily, pour sa traduction de l’allemand (Autriche) de L’Étrange Mémoire de Rosa Masur, de Vladimir Vertlib, aux éditions Métailié

Lorsqu’on lui a remis son prix, Carole Fily a pris la parole pour raconter à l’assemblée, sans fards, quel chemin elle avait parcouru pour en arriver à cette publication et ce prix. J’ai beaucoup aimé son franc-parler, la façon dont elle narre sans détour les multiples obstacles auxquels le traducteur littéraire débutant doit se confronter : les éditeurs qui ne laissent pas une première chance aux traducteurs inconnus au bataillon, l’immersion nécessaire dans la littérature de la langue de travail afin de dégotter la pépite qu’on voudra proposer, les retours de l’éditeur sur nos premières versions, le travail sur la langue de l’auteur qui n’écrit pas dans sa langue maternelle… Bravo et merci à elle pour sa franchise et la teneur de son engagement.

© Mona Awad

© Mona Awad

Il ne reste plus qu’à attendre l’an prochain pour découvrir la nouvelle sélection. Le président du jury a d’ailleurs attiré l’attention du public sur le fait que les ouvrages proposés étaient très majoritairement du domaine de la fiction, et qu’il aimerait beaucoup y voir quelques titres de non-fiction… Affaire à suivre !

P.S. Il est à noter que l’on peut trouver des chroniques de plusieurs de ces titres sur le blog de Bernhard Lorenz, l’un des membres du jury, ici, ou encore par exemple.

 

Et j’ai pleuré…

Réparer les vivants

Ces derniers jours, j’ai lu Réparer les vivants de Maylis de Kerangal. Oui, je m’y prends un peu tard, mais justement, j’ai préféré lire le livre que de regarder le film ou assister à la pièce de théâtre (merci à Rose de m’avoir prêté son exemplaire).

Réparer les vivants filmRéparer les vivants théâtre

Et je m’en réjouis : quelle expérience de lecture ! Pendant ces quelques jours, j’ai été suspendue aux battements de ce cœur.

Simon Limbres part au petit matin chercher des sensations fortes dans les vagues de l’océan atlantique. Sur le chemin du retour, un accident de la route le plonge dans un coma. On apprend rapidement qu’il est en état de mort cérébrale. Un entre-deux qui fait que ses lésions cérébrales sont irréversibles alors que son corps fonctionne encore parfaitement sous l’impulsion des machines. C’est le sujet idéal pour un don d’organes. Nous allons donc suivre ce parcours du don à travers une galerie de portraits tous plus vifs les uns que les autres : d’abord Marianne, la mère, celle qui a perçu les premiers battements de ce cœur qui finit par battre « dans le vide », ensuite son père, sa copine, les différentes catégories de personnels médicaux : Thomas Rémige, l’infirmier coordinateur des dons d’organes et chanteur, Harfang, le chirurgien surdoué issu d’une lignée de médecins, Cordélia Owl, l’infirmière célibataire qui n’a pas froid aux yeux, Virgilio l’interne qui fera le trajet de transplantation, Claire la receveuse, toute perplexe à l’idée de ne pouvoir jamais dire merci à qui que ce soit pour ce don de vie.

Pendant toute cette lecture, j’ai été bluffée par la profondeur du point de vue. J’avais l’impression d’être un oiseau perché sur une branche pour voir les choses avec une telle hauteur, et par moments, je partais aussi me jucher sur l’épaule des personnages et j’entrais même dans leurs pensées, au cœur de leurs corps même. Le tout sans forcément s’imprégner des sentiments de chacun, ce qui à un moment m’a un peu frustrée, moi qui aime tant m’attacher aux personnages. Mais vers la fin, la scène du rituel funéraire autour du corps de Simon était déjà tellement touchante, m’ayant arraché de chaudes larmes, qu’au bout du compte, ce n’était peut-être pas plus mal de ne pas aller plus loin que ça.

Cette distance en fait un texte riche, mais froid, parfois d’une précision chirurgicale, comme le sujet l’impose. Cette distance est à vrai dire salvatrice : je n’imagine même pas ma réaction si j’avais eu le temps de m’attacher à Simon… La vérité, c’est qu’on s’attache malgré tout, à travers le portrait des proches. Dès le début du roman on sait que ça va mal se terminer pour le jeune homme, pas d’espoir possible, mais voici un des passages de la fin qui m’ont tant touchée :

On peut clamper ? La voix de Virgilio, haussée dans le bloc bien qu’étouffée par le masque fait sursauter Thomas. Non, attendez ! Il a crié. Les regards se tournent vers lui, les mains s’immobilisent au-dessus du corps, bras cassés en angle droit, on suspend l’intervention tandis que le coordinateur se faufile pour accéder au lit, et s’en approcher à hauteur de l’oreille de Simon Limbres. Ce qu’il lui murmure alors, de sa voix la plus humaine, bien qu’il sache que ses mots s’abîment dans un vide létal, est la litanie promise, celle des prénoms de ceux qui l’escortent ; il lui chuchote que Sean et Marianne sont avec lui, et Lou aussi, et Mamé, il lui murmure que Juliette l’accompagne…

Sur le plan stylistique, pour sûr, Maylis de Kerangal a une plume et sait en jouer comme on le constate dans les extraits. C’est agréable, car en tant que lecteur on se sent guidé de main de maître. Mais j’avoue que parfois j’ai trouvé ces caractéristiques un peu prévisibles, forcées, donnant un tour précieux à des choses qui pourraient être dites plus simplement.

Enfin, je ne peux terminer cette bafouille sans citer le passage sur l’activité de traduction de la receveuse. Eh, oui c’est donc une traductrice, même si c’est anecdotique dans cette histoire :

… elle voudrait reprendre la traduction.

À Londres, son éditeur salue ce retour, lui envoie le premier recueil de Charlotte Brontë, des poèmes publiés avec ses sœurs sous les pseudonymes masculins : Currer, Ellis and Acton Bell. L’automne se passe dans un cottage glacé battu par les vents où trois sœurs et un frère écrivent et lisent ensemble à la lueur des bougies, communient dans les livres, génies fébriles, exaltés, torturés, qui inventent des mondes, battent la lande, boivent des litres de thé, et fument de l’opium. Leur intensité gagne Claire qui se requinque. Chaque jour travaillé livre son lot de tentatives, dépose quelques pages et les semaines passant, un rythme de travail s’instaure, comme s’il s’agissait de synchroniser l’attente — qui se précise, l’état de son cœur se dégradant — sur une autre temporalité, celle des poèmes à traduire. Elle a parfois la sensation de substituer aux contractions pénibles de son organe malade un va-et-vient fluide, celui qui s’accomplit entre le français de sa naissance et l’anglais, qu’elle a appris, et que ce mouvement rotatif creuse en elle une anfractuosité en forme de berceau, une cavité nouvelle — il avait fallu qu’elle apprenne une autre langue pour connaître la sienne, aussi se demandait-elle si cet autre cœur lui permettrait de se connaître encore : je te fais de la place, mon cœur, je crée de l’espace pour toi.

Pour résumer : une lecture que je conseille à tous ceux qui veulent lire une histoire humaine profonde et touchante, ceux qui n’ont pas peur des atmosphères de bloc opératoire et qui sont prêts à se confronter à la mort et tout ce qui la relie à la vie.