Réparer les vivants

Ces derniers jours, j’ai lu Réparer les vivants de Maylis de Kerangal. Oui, je m’y prends un peu tard, mais justement, j’ai préféré lire le livre que de regarder le film ou assister à la pièce de théâtre (merci à Rose de m’avoir prêté son exemplaire).

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Et je m’en réjouis : quelle expérience de lecture ! Pendant ces quelques jours, j’ai été suspendue aux battements de ce cœur.

Simon Limbres part au petit matin chercher des sensations fortes dans les vagues de l’océan atlantique. Sur le chemin du retour, un accident de la route le plonge dans un coma. On apprend rapidement qu’il est en état de mort cérébrale. Un entre-deux qui fait que ses lésions cérébrales sont irréversibles alors que son corps fonctionne encore parfaitement sous l’impulsion des machines. C’est le sujet idéal pour un don d’organes. Nous allons donc suivre ce parcours du don à travers une galerie de portraits tous plus vifs les uns que les autres : d’abord Marianne, la mère, celle qui a perçu les premiers battements de ce cœur qui finit par battre « dans le vide », ensuite son père, sa copine, les différentes catégories de personnels médicaux : Thomas Rémige, l’infirmier coordinateur des dons d’organes et chanteur, Harfang, le chirurgien surdoué issu d’une lignée de médecins, Cordélia Owl, l’infirmière célibataire qui n’a pas froid aux yeux, Virgilio l’interne qui fera le trajet de transplantation, Claire la receveuse, toute perplexe à l’idée de ne pouvoir jamais dire merci à qui que ce soit pour ce don de vie.

Pendant toute cette lecture, j’ai été bluffée par la profondeur du point de vue. J’avais l’impression d’être un oiseau perché sur une branche pour voir les choses avec une telle hauteur, et par moments, je partais aussi me jucher sur l’épaule des personnages et j’entrais même dans leurs pensées, au cœur de leurs corps même. Le tout sans forcément s’imprégner des sentiments de chacun, ce qui à un moment m’a un peu frustrée, moi qui aime tant m’attacher aux personnages. Mais vers la fin, la scène du rituel funéraire autour du corps de Simon était déjà tellement touchante, m’ayant arraché de chaudes larmes, qu’au bout du compte, ce n’était peut-être pas plus mal de ne pas aller plus loin que ça.

Cette distance en fait un texte riche, mais froid, parfois d’une précision chirurgicale, comme le sujet l’impose. Cette distance est à vrai dire salvatrice : je n’imagine même pas ma réaction si j’avais eu le temps de m’attacher à Simon… La vérité, c’est qu’on s’attache malgré tout, à travers le portrait des proches. Dès le début du roman on sait que ça va mal se terminer pour le jeune homme, pas d’espoir possible, mais voici un des passages de la fin qui m’ont tant touchée :

On peut clamper ? La voix de Virgilio, haussée dans le bloc bien qu’étouffée par le masque fait sursauter Thomas. Non, attendez ! Il a crié. Les regards se tournent vers lui, les mains s’immobilisent au-dessus du corps, bras cassés en angle droit, on suspend l’intervention tandis que le coordinateur se faufile pour accéder au lit, et s’en approcher à hauteur de l’oreille de Simon Limbres. Ce qu’il lui murmure alors, de sa voix la plus humaine, bien qu’il sache que ses mots s’abîment dans un vide létal, est la litanie promise, celle des prénoms de ceux qui l’escortent ; il lui chuchote que Sean et Marianne sont avec lui, et Lou aussi, et Mamé, il lui murmure que Juliette l’accompagne…

Sur le plan stylistique, pour sûr, Maylis de Kerangal a une plume et sait en jouer comme on le constate dans les extraits. C’est agréable, car en tant que lecteur on se sent guidé de main de maître. Mais j’avoue que parfois j’ai trouvé ces caractéristiques un peu prévisibles, forcées, donnant un tour précieux à des choses qui pourraient être dites plus simplement.

Enfin, je ne peux terminer cette bafouille sans citer le passage sur l’activité de traduction de la receveuse. Eh, oui c’est donc une traductrice, même si c’est anecdotique dans cette histoire :

… elle voudrait reprendre la traduction.

À Londres, son éditeur salue ce retour, lui envoie le premier recueil de Charlotte Brontë, des poèmes publiés avec ses sœurs sous les pseudonymes masculins : Currer, Ellis and Acton Bell. L’automne se passe dans un cottage glacé battu par les vents où trois sœurs et un frère écrivent et lisent ensemble à la lueur des bougies, communient dans les livres, génies fébriles, exaltés, torturés, qui inventent des mondes, battent la lande, boivent des litres de thé, et fument de l’opium. Leur intensité gagne Claire qui se requinque. Chaque jour travaillé livre son lot de tentatives, dépose quelques pages et les semaines passant, un rythme de travail s’instaure, comme s’il s’agissait de synchroniser l’attente — qui se précise, l’état de son cœur se dégradant — sur une autre temporalité, celle des poèmes à traduire. Elle a parfois la sensation de substituer aux contractions pénibles de son organe malade un va-et-vient fluide, celui qui s’accomplit entre le français de sa naissance et l’anglais, qu’elle a appris, et que ce mouvement rotatif creuse en elle une anfractuosité en forme de berceau, une cavité nouvelle — il avait fallu qu’elle apprenne une autre langue pour connaître la sienne, aussi se demandait-elle si cet autre cœur lui permettrait de se connaître encore : je te fais de la place, mon cœur, je crée de l’espace pour toi.

Pour résumer : une lecture que je conseille à tous ceux qui veulent lire une histoire humaine profonde et touchante, ceux qui n’ont pas peur des atmosphères de bloc opératoire et qui sont prêts à se confronter à la mort et tout ce qui la relie à la vie.

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