Les Furtifs
d’Alain Damasio
La Volte
687 pages
Dystopie française
Est-il encore besoin de présenter le célèbre écrivain de SF française Alain Damasio ? L’auteur a déjà beaucoup fait parler de lui à l’occasion de ce nouveau titre, et ce même dans la presse qui n’évoque habituellement jamais les œuvres de science-fiction. Vénéré pour sa Horde du contrevent et sa Zone du dehors, son troisième roman était attendu depuis de nombreuses années.
J’ai eu le plaisir d’assister à la soirée de lancement de ce titre à la Gaîté lyrique, et outre la précieuse dédicace obtenue, il y avait également la possibilité de participer à toutes sortes d’ateliers autour des libertés numériques, et d’assister à la lecture d’un extrait du livre sur la musique de Yann Péchin où l’on a pu entendre comment la langue de cet auteur sonne et résonne.
Une disparition
Nous suivons essentiellement Lorca Varèse qui cherche à obtenir son diplôme de chasseur de furtifs au tout début du roman. Mais Lorca est surtout le père de la petite Tishka, qui a disparu à l’âge de quatre ans, juste après lui avoir confié qu’elle partirait avec un furtif.
Mais alors, qu’est-ce qu’un furtif me direz-vous. Ce sont des créatures fugaces et subtiles, extrêmement discrètes qui se figent immédiatement au simple contact visuel avec un humain.
Le grand capital
Damasio nous livre sa vision d’un futur pas si lointain où les grands groupes financiers se sont approprié des villes entières (imaginez la ville d’Orange rebaptisée Orange™), où tous les faits et gestes de chacun sont traqués par une bague pour nous bombarder de publicités ciblées (ça vous rappelle quelque chose peut-être). Ceux qui veulent échapper à ce rabattage perpétuel doivent passer dans la clandestinité et s’exposent ainsi à une répression policière/militaire qui ne fait pas dans la dentelle (là encore, pas mal de passages évoquent diverses manifestations au cœur de l’actualité nationale et mondiale).
« Moi, ce qui me gêne le plus, c’est ce que ça induit politiquement. On ne peut plus faire un pas sans être tracé. Il y a comme un Parlement des machines qui décide dans notre dos. Nous sommes gouvernés par des algorithmes. Mais on ne décide jamais de leurs critères ! On ne discute pas du programme, ni des arbitrages qu’ils vont faire pour nous. Ce sont des boîtes noires. Ça nous rend dépendants. Le système nous gère… »
Des archipels de résistance
C’est aussi une société où des îlots de résistance s’installent, que ce soit au beau milieu d’un fleuve ou sur les toits des buildings réservés aux riches privilégiés. Les enseignants aussi deviennent des proferrants, afin de diffuser les connaissances et d’éveiller les consciences autour de la préservation des libertés, et ce dans l’illégalité la plus complète.
L’auteur est à mon sens particulièrement fort pour nous présenter ces vastes tableaux de sociétés alternatives. J’ai moins accroché aux scènes de chasse à proprement parler, qui sont proches de ce que l’on a déjà lu dans La Horde mais qui ne l’égalent malheureusement pas à mon sens (l’effet de nouveauté s’effrite irrémédiablement).
Là aussi où ce roman prend le plus corps, c’est dans la relation qu’entretient Lorca avec son ex-femme, la mère de Tishka, qui est convaincue qu’il se laisse bercer d’une douce illusion avec ses chasses aux furtifs, et joue un peu le rôle de la voix de la raison pour Lorca. Quand ce dernier décrit tout le lien que l’on peut tisser avec son enfant, c’est aussi extrêmement touchant et je doute qu’il soit possible de ne pas s’en émouvoir. Une vie de parent à qui l’on a arraché son enfant est tout simplement insupportable et on s’investit naturellement dans cette quête du protagoniste, on le comprend, nous aussi, on veut retrouver Tishka.
Une langue & des idées
Comme dans ses précédents opus, Damasio s’illustre par le brio avec lequel il joue sur les mots, les sons. Au centre du pavé, nous avons tout un chapitre consacré au langage qui aurait pu être génial (comme les joutes de palindromes de La Horde), mais qui m’a paru assez indigeste tout compte fait (au grand dam de la linguiste que je suis). En revanche, son jeu sur la typographie qui était déjà présent auparavant se retrouve ici aussi et fonctionne parfaitement bien : une voix idiosyncrasique et un signe distinctif qui ponctue tout le discours et fait qu’on s’immerge dans cette parole.
Les néologismes sont toujours aussi bien sentis et de nombreux mots étrangers se frayent une place dans les discours des uns et des autres, ce qui est assez rafraîchissant. Les jeux sur les mots et les sonorités fonctionnent toujours aussi bien : il y a notamment un personnage qui voit son discours évoluer au fil des pages et sa langue se fait contaminer peu à peu par le langage des furtifs. C’est subtil et extrêmement bien réalisé.
« Dans ce printemps brusque qui m’habite, le phonème se dresse, l’iris irrité, injecté de son. Cette hérésie dicte sa sensation directe à mon cortex qui la décortique. Ce matin, je suis venue à la grotte, je me suis étendue sur le sol humecté, j’y ai chanté la litanie crépitante, à la fois intacte et inexacte des lexèmes qui m’habitent : pecte, pacte, picte, docte, dicte, ipte, epte, upte, opte, copte, capte, cupte… »
Enfin, il est impossible de rester indifférent face à certains passages plus philosophiques, notamment grâce au personnage de Varech qui dans ses tirades explique de nombreuses idées et références (ainsi, je n’aurais jamais pensé croiser l’auteur allemand Sloterdijke dans ces pages). Tout cela apporte beaucoup de matière à réflexion.
« Si bien qu’il existe une éthique, en tant qu’être humain, c’est d’être digne de ce don sublime d’être vivant. Et d’en incarner, d’en déployer autant que faire se peut les puissances. Qu’est-ce qu’une puissance, une puissance de vie ? C’est le nombre de liaisons qu’un être est capable de tisser et d’entrelacer sans se porter atteinte. Ou encore, c’est la gamme chromatique des affects dont nous sommes capables. »
Pour résumer
Les Furtifs est un roman à la Damasio, avec ses longueurs, son intrigue assez légère aux évolutions plutôt lentes, son style souvent impeccable et parfois un peu poussif, et ses tableaux visionnaires toujours aussi fascinants. Malgré quelques bémols, c’est une ode au vivant et à l’humain qui encourage à plus se soucier de ce qui se passe dans nos cœurs que sur les réseaux. C’est l’occasion d’ouvrir les yeux sur les technologies qui nous entourent, d’évaluer notre niveau d’asservissement à celles-ci et de nous recentrer davantage sur nos propres valeurs.
« L’empire du fixe, du pétrifié, du repli, du fatigué d’être… l’empire des trouilles, vomissez-les… Ne prônez pas seulement la vie… soyez la vie que vous voulez voir advenir… la vie que Tishka nous a tracée avec sa comète de petit lynx qui n’en finit pas de briller… à côté de la Grande Ourse, là-haut. Levez la tête… parfois… Voilà… C’est tout. »
Lu dans le cadre du challenge Pavé de l’été organisé par Brize.
Quelques autres avis chez Thomas, Marc, Boudicca, Just a Word et Praline
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Merci, c’est très intéressant. Je ne pense pas le lire par contre, La Zone du Dehors et La Horde m’ont largement suffi.
En effet, si tu n’as pas été emballée auparavant, celui-ci risque de ne pas faire mieux. Qui sait, peut-être que le prochain sera le bon 😉
Un moment que je voulais passer lire ton billet. J’ai enfin trouvé le temps!
Un avis moins négatif que ceux que j’ai pu lire ailleurs. Enfin, ce n’est pas qu’ils étaient entièrement négatif mais c’est le sentiment final qui restait au bout. Ici, ton avis me laisse une bonne impression et, du coup, je m’inquiète moins de me l’être procuré lors d’une rencontre librairie.
(j’ai énormément aimé les joutes verbales dans La Horde, j’espère ne pas être trop déçue ici…)
Merci de ton retour intéressant 🙂
Merci d’être passée par ici et d’avoir pris le temps de commenter.
Oui, je trouve que malgré ses défauts, l’idéalisme et la sincérité, palpable au fil des pages, de ce livre ne peuvent pas laisser tout à fait indifférent. Bonne lecture !