Les 19 et 20 novembre derniers s’est tenue la 6e édition du salon L’Inde des livres à la mairie du XXe, organisée par l’association Les Comptoirs de l’Inde, associée au festival Namasté France, sous le haut patronage de l’Ambassade de l’Inde.
En 2015, le festival avait été annulé car il devait se tenir le lendemain des tragiques attentats de Paris et Saint Denis.
Cette année, le programme était très riche avec une grande librairie (où il était difficile de résister aux tentations), le plateau de la salle des fêtes où se tenaient quelques présentations et surtout des spectacles de danse et de chant et de musique, et deux salles closes et aux dimensions un peu plus réduites pour les conférences qui venaient enrichir encore l’événement. Les invités d’honneur étaient les deux auteurs Jerry Pinto et Amit Chaudhuri. C’est d’ailleurs ce dernier qui a ouvert le cycle de conférences le samedi par un grand entretien avec Simone Manceau sa traductrice. Parmi les animations, il y avait aussi un atelier de yoga, des expositions de photos de Bernard Grismayer sur la ville de Bénarès, de Stéphane Guillerme sur l’Inde des tatouages, et même des étiquettes de boîtes d’allumettes indiennes, sans oublier le programme des enfants avec ateliers de coloriage de mandalas et spectacles de contes indiens. L’offre était donc d’une richesse incontestable.
Dans ce premier article, je reviens sur la conférence intitulée et sous-titrée « Traduire les poètes indiens : traduire sans les trahir les grands poètes indiens, rester fidèle à la forme poétique, restituer dans une autre langue le rythme et la sonorité des mots, telle est la tâche du traducteur ». Animée par Olivier Mannoni, cette rencontre accueillait Annie Montaut, professeur de hindi et linguistique à l’INALCO, traductrice de Krishna Badev Vaid et Nirmal Verma entre autres, et France Bhattacharya, professeur de langue et littérature bengali à l’INALCO, traductrice de Rabindranath Tagore et Lokenath Bhattacharya.
Pour commencer, les deux intervenantes ont parlé de leur rapport à ces langues qu’elles travaillaient et à leurs univers respectifs. Annie Montaut a évoqué que son rapport au hindi était fait d’envies et de contraintes. A vrai dire, ce qui l’intéresse le plus, ce sont les auteurs qui ont un style, « cette petite voix irréductible » propre à l’auteur. C’est une musique qui peut être rabelaisienne et mâtinée de Beckett pour l’auteur de Requiem pour un autre temps, et d’autres peuvent être plus minimalistes, plus proches de Duras, comme pour Nirmal Verma. Son intérêt est essentiellement pour l’homme dans la littérature.
France Bhattacharya elle, nous indique qu’elle a vécu au Bengale entre l’âge de vingt ans et celui de quarante ans, mariée à un Bengali, elle s’est fortement imprégnée de cette culture. Elle a pris la traduction comme un mode de compréhension de la langue et a appris le Bengali PAR la traduction. Son intérêt pour cette langue et cette culture se trouve dans la société, dans un souci de compréhension, une forme de curiosité. Elle voulait savoir ce que ces hommes, ces intellectuels du Bengale pouvaient penser. Elle a traduit des romans de Tagore auxquels elle attache beaucoup de prix, celui de son mari, mais aussi des poèmes d’hommes ne sachant ni lire ni écrire qui chantaient simplement de village en village.
Parmi les principales difficultés qu’il y a à traduire ces langues, on peut parler de la contrainte de ne pas rendre seulement le sens (c’est la partie la plus facile quasiment), mais aussi la forme, autant que faire se peut. Elle nous donne en exemple un poète du milieu du dix-huitième siècle qui a écrit une œuvre de cour avec allitérations, jeux de mots, onomatopées. Elle note d’ailleurs qu’elle avait fait le choix initial de laisser ces onomatopées en bengali alors que les éditeurs américains ont préféré eux les remplacer par des onomatopées anglo-saxonnes. Vaste débat autour de ces onomatopées : elles sont faites de sonorités qui, pour certaines, n’existent même pas en français. Alors, en les laissant, n’est-ce pas un facteur d’opacité pour le lecteur français ? Mais en les traduisant, ne perd-on pas un élément essentiel du texte, ses sonorités ? Nous évoquons rapidement l’onomatopée du héron dans Tchekhov, ou les onomatopées japonaises que l’on retrouve dans les mangas et qui sont elles aussi de véritables casse-tête pour les traducteurs.
Pour Annie Montaut, une des difficultés de son domaine est la retranscription du monde spirituel, culturel et mental qui peut être facteur d’opacité. Elle nous indique, qu’étant universitaire par ailleurs, elle a la chance de choisir ses textes, donc quand elle propose un auteur ou une œuvre, elle sait déjà le message qu’elle veut faire passer.
Pour les deux intervenantes, l’éditeur est celui qui va leur dire : « votre lecteur ne va pas comprendre ». Grâce à la littérature indienne anglophone, le lectorat français est déjà habitué à lire de textes truffés de mots indiens. Ensuite cela dépend justement des éditeurs : certains voudront la création d’un glossaire, d’autres voudront une explication en paraphrase.
Pour Annie Montaut, la poésie dans l’histoire littéraire du hindi se divise en deux catégories : la poésie classique et parfaitement codée, et la poésie moderne où l’on s’affranchit justement de ces codes avec des vers libres, non rimés, un langage simple voire prosaïque, un refus de ce qui est du registre du « beau. »
Pour France Bhattacharya, il y la poésie classique du Bengale, puis, Tagore a fait une révolution. Ensuite, une nouvelle génération a été fascinée par la poésie de Tagore mais en a aussi brisé les codes sous l’influence d’auteurs anglo-saxons comme T.S. Elliot, ou les auteurs de la Beat Generation.
La spécialiste du bengali nous offre une lecture poignante d’un poème de Tagore écrit vers la fin de sa vie. Un texte où sans même connaître la langue, on entend qu’il est question de fleuve, de souffrance…
Annie Montaut nous propose un exemple très concret de traduction d’une chanson inspirée d’un poème de Bachchan, nous en observons la première strophe.
Pour ce texte, il a fallu faire un travail sur les archaïsmes, mais aussi sur la syntaxe. En hindi, le verbe est habituellement final, or dans ces vers, ce n’est pas le cas. Pas évident à rendre en français.
Il est parfois difficile de garder la forme, car en hindi, certains passages ont une syntaxe très originale et sont répétés, scandés, ce qu’il est très difficile de rendre en français tout en restant compréhensible.
Dans ce type de texte, le pire serait de choisir d’aller dans la préciosité en français : avec un texte trop maniéré, le lecteur français pourra croire qu’il s’agit d’un poème de cour française, on passerait complètement à côté du texte.
Très bel exercice sur lequel je me serais volontiers attardée plus longuement, mais il était alors temps de conclure pour aller découvrir d’autres conférences. Dans un prochain billet, je vous parlerai d’une autre de ces conférences, consacrée au polar indien, avec l’invité d’honneur Jerry Pinto.