Que ce soit celui-ci. Anguille sous roche d’Ali Zamir, paru aux éditions du Tripode.
Début octobre, je suis allée à la rencontre avec l’auteur organisée par la librairie Les Oiseaux rares, dans le XIIIe. Marion Richez y a mené un long et passionnant entretien avec l’auteur comorien, le tout ponctué de lectures qui nous ont emportés sur ces rivages lointains…
Et pour cause, pour parler de ce livre, beaucoup s’attardent sur son aspect formel qui est hors du commun. En effet, ce roman ne se compose que d’une seule phrase. Une seule et unique interjection de 318 pages. Ali Zamir réussit l’exploit de transcrire le souffle d’Anguille, jeune femme de l’île d’Anjouan, qui est en train de se noyer. Ces quelques secondes sont parlées, scandées, étirées au gré de ces pages.
Incipit :
Oh, la terre m’a vomie, la mer m’avale, les cieux m’espèrent, et maintenant que je reprends mes esprits, je ne vois rien, n’entends rien, ne sens rien, mais cela ne pèse pas un grain puisque je ne vaux rien, pourquoi me laisserais-je broyer du noir alors que tout va finir ici, « un mort confirmé ne doit point avoir peur de pourrir » nous disait mon père Connaît-Tout, celui qui avait la science infuse, et qui, bien qu’il m’avait donné le nom d’Anguille, ignorait que tout le monde vit dans sa propre anguillère,
Anguille est une héroïne qu’on ne peut pas oublier. Son caractère singulier, son franc-parler, son monde intérieur qu’Ali Zamir donne si bien à voir. Elle est si bien décrite que j’avoue au départ mon incrédulité quand j’ai découvert que l’auteur était un homme. Son histoire est celle d’une jeune fille qui découvre l’amour et ses désillusions dans les bras de Vorace, son amant, défie l’autorité paternelle de Connaît-Tout, se joue des rebellions factices de sa sœur Crotale et s’émancipe. Trajectoire d’une femme libre qui nous livre son cheminement intérieur sans fards.
Page 182 :
, il ne faut pas chercher trop loin le sens de mes mots, je suis un chauffeur de mots, ils m’emmènent partout dans ma tête, n’importe où que je veux aller, avec ou sans carburant, et là je roule comme ça me chante, j’aimerais visiter pour la première fois les quatre coins de ma cervelle, mais ça me semble un voyage impossible avec le temps qui me reste, je tente toujours le coup, c’est le propre d’une anguille,
Les personnages portent ces noms si particuliers pour plusieurs raisons. Dans un premier temps, l’auteur nous indique qu’il voulait ainsi que personne ne puisse se sentir visé par ses portraits d’habitants de l’île. Cela lui permet aussi de partir de ces exemples assez concrets, inspirés du quotidien réel des Comores pour aller vers des récits plus allégoriques et universels. Sans vouloir dévoiler l’intrigue, il faut dire que la dernière scène du roman est particulièrement poignante. Je l’ai lue ballottée dans le métro pendant qu’Anguille était elle-même ballottée dans sa barque et c’est un passage qui ne m’a pas quittée depuis que je l’ai lu (avant l’été pourtant*).
Et cette langue ! Cette façon qu’a Anguille de transformer les expressions figées. L’auteur nous a confié ce soir-là qu’il avait pioché parmi toutes les sources : des termes médiévaux, très littéraires, des expressions plus courantes, tout cela pour aboutir à un style unique, que l’on ne peut lire nulle part ailleurs.
Page 15 :
, donc je disais que les pêcheurs se disputaient, soit parce qu’ils ne savaient pas comment se partager les clients lorsqu’ils se trouvaient avec une averse de poissons, soit parce que chacun voulait éviter d’être responsable de la vente des poissons lorsqu’ils avaient à s’occuper d’une mer de clients qui était loin du nombre de kilos de poissons qu’ils possédaient, chacun fuyait ses responsabilités pour éviter de subir les fusillades d’un mauvais œil, car il y avait justement des yeux de trop dès qu’il y avait pénurie de poisson, il suffisait d’un rien pour qu’ils tombent dans une pomme de discorde,
Enfin, on ne peut passer sous silence l’humour dont est teinté ce récit époustouflant. C’est un ouvrage où l’on rit comme on pleure.
Page 178 :
, je précise très bien, comme l’a indiqué Crotale, qu’il avait laissé son jean glisser un peu au niveau des fesses, de telle façon qu’on voyait un peu l’élastique de son slip, « c’est la mode » disait-on, personnellement, quand je voyais ces gens-là qui laissaient descendre les pantalons, je les confondais avec les malades qui avaient une diarrhée et qui ne savaient pas où ils pouvaient s’en débarrasser au plus vite possible, quand on glisse le pantalon ou la jupe c’est pour aller aux toilettes ou pour aller manger du piment, c’est ça non, je ne dis pas plus,
L’ouvrage s’est déjà vu discerner le prix Senghor du 1er roman francophone et francophile 2016, la Mention Spéciale du jury du Prix Wepler 2016, et se trouve en bonne compagnie dans la première sélection pour le Prix du Roman Fnac 2016, du Livre sur la place (Nancy), Hors Concours 2016, Prix Révélation de la Société des Gens de Lettres, le Prix des Rencontres à lire de la Ville de Dax 2017, le Prix des Cinq continents de la Francophonie 2016 et le Prix du premier roman de Chambéry.
En cette rentrée littéraire (peut-on toujours parler de rentrée littéraire maintenant que les plus gros prix sont décernés, mais que les achats de Noël commencent juste ? vraie question), si vous ne devez en lire qu’un, lisez celui-ci.
* Eh oui, malgré une publication en librairie le 1er septembre 2016, j’ai eu la chance de lire cet ouvrage avant l’été, et ce grâce à l’aventure du Grand Trip proposée par l’éditeur. Ainsi, j’ai eu l’immense privilège de recevoir cet exemplaire original, non massicoté, portant un « merci » manuscrit à la couverture bien avant tout le monde (cf. photos). J’ai déjà reçu/lu le second de cette année et je viens de m’inscrire au Grand Trip 2017 pour poursuivre ces belles découvertes qui illuminent mes lectures. Can’t wait. Merci, le Tripode !